Plaines de la Meuse,
Janvier 1918
(… ) Les obus sifflaient de tous côtés, la première vague d’assaut avait été lancée. Gourlaouen en était. Au coup de sifflet de l’officier, la section du 262ème, grimpée sur les échelles- les échafauds comme les nommaient cyniquement les soldats- enjamba les sacs de terre entassés sur la crête de la tranchée. Tout le monde se mit à courir, le corps plié en deux. Objectif : les premiers barbelés du camp, coupés dans la nuit à la grosse tenaille ; ensuite, si tout allait bien, le no man’s land et peut-être les lignes ennemies. Le sol n’était plus qu’une succession de cratères, au mieux emplis d’un amas noirâtre de neige fondue, de débris métalliques et de racines, au pire de cadavres mutilés.
La baïonnette au canon, Gabrile s’insinuait d’entonnoirs d’obus en crevasses, s’arrêtant tous les mètres pour s’abriter contre les parois boueuses, dérisoires protections. Une fois le no man’s land atteint, il se mit à ramper aux abords des barbelés allemands. A une petite distance derrière, Kervellec le suivait, rythmant son avancée par des descentes en glissade dans les fossés défoncés. A chaque rafale, le cœur de Gabriel se vrillait, sa respiration se saccadait, le poids de son havresac pesait sur sa poitrine. L’écart qui séparait les deux Bretons se creusait à chaque reptation de Gabriel, plus jeune, plus agile. Les lignes allemandes lui apparaissaient dans une sorte de brume d’où montaient les fumées des tirs.
Essoufflé, Gabriel s’offrit une seconde de répit contre le versant verglacé d’une fosse au fond de laquelle il s’était laissé couler avant de reprendre son interminable avancée. De son poste précaire, il entrevoyait l’avancée laborieuse du lieutenant loin en arrière, et au-delà il devinait, plus qu’il ne pouvait la distinguer, la tranchée qu’ils avaient quittée quelques minutes auparavant. Son souffle et le sang qui lui cognaient les tempes se mêlaient aux crépitations ; le ciel se mouchetait d’éclats incandescents. Redressant d’un geste brusque son barda, qui lui sciait le dos, il essaya de s’extirper de la crevasse, le corps ramassé sur lui-même, prêt à ramper sur l’infime distance qui le protégeait encore des lignes ennemies.
L’obus explosa à quelques dizaines de mètres en arrière, lui éclatant les tympans et fichant dans son dos une infinité de minuscules débris acérés. Une âcre fumée montait du sol, mélange d’odeurs de métal chaud et de chairs brûlées.
Le lieutenant Robert Kervellec gisait, face contre terre…